II La sculpture

Dans les églises et les cimetières :

n trouve peu d’entrelacs dans les églises de l’époque mérovingienne pour la simple raison qu’aucune église ne nous est parvenue intacte depuis ce temps lointain. La plupart, parce qu’elles étaient en bois, ont été détruites par les siècles ou par les hommes. Lorsqu’elles étaient en pierre, elles ont été remaniées par les architectes carolingiens.

     Les quelques cryptes mérovingiennes qui ont été conservées ne présentent aucun caractère nordique. Ni à Fréjus, ni à Saint Victor de Marseille, (situées dans le Sud de la France où le monachisme insulaire n’a guère eu d’impact), ni même à Jouarre, pourtant bâtie par les successeurs de st Colomban, un quelconque ornement de type celtique ne vient égayer leurs sculptures. Celles ci apparaissent plutôt de style lombard ou romain.

     Jouarre fondée par Théodechilde en 640 présente des chapiteaux composites de type méditerranéen et les sarcophages d’Agilbert, évêque de Paris, et celui de Théodechilde, première abbesse, sont typiques du style de la Lombardie chrétienne. Une scène du jugement dernier illustre un des côtés du sarcophage d’Agilbert et l’on a longtemps pensé qu’il s’agissait d’une œuvre d’influence copte, tout comme le panneau de tête représentant le Christ en majesté entouré des symboles des apôtres. Le sarcophage de sainte Théodechilde présente deux frises de coquilles St Jacques, symboles d’éternité pour les méditerranéens. On penche maintenant pour une réalisation effectuée par des artistes itinérants venus de Lombardie vers 675.j Les contacts étaient nombreux entre les monastères gaulois et l’Italie du Nord où st Colomban s’était retiré avant de mourir.

j On peut lire l’article de l’Archéologue n°29, d’avril/mai 1997 concernant la crypte de Jouarre.

     Il est nécessaire, pour comprendre l’impact qu’a pu avoir le monachisme celtique dans la société mérovingienne, de se référer à une carte exposant les fondations de monastères vivant selon l’usage colombanien.(voir carte d’annexe)

     L’étude de cette carte signale une ligne Nord / Sud partant de Nantes qui court le long de la Loire et de la Saône. Cette frontière met en évidence le nombre important de monastères créés après le VII°s au nord de l’axe Nantes/Genève que nécessitaient la permanence et la vitalité de cultes païens au nord et à l’est de la Gaule.j Le visage religieux du pays s’éclaire à la lecture des sermons de st Césaire d’Arles (milieu du VI°s) ou des interdits de l’Indiculus superstitionum et paganiarum des conciles des Estinnes et de Soissons (743/744).k Les Irlandais ont aidé à combler ce manque cruel d’organisation religieuse dans la Gaule du Nord, sans chercher à s’aventurer dans les régions d’Aquitaine et de Provence, marquées par un cénobitisme plus ancien et bien enraciné. Il n’est donc guère étonnant de n’y point voir de témoignage architectural de type celte.

     Comme on l’a vu, les Irlandais, en s’installant sur le continent, n’avaient pas cherché à intervenir dans l’architecture des monastères qu’ils fondaient, ils préféraient amplement s’occuper à des choses en lien direct avec la spiritualité et qui correspondaient avec leur mission évangélisatrice. Tout au plus pouvaient-ils s’occuper de l’illustration des livres saints qu’ils portaient constamment sur eux. Les témoignages celtiques qui nous sont parvenus ne sont donc que l’œuvre d’artistes irlandais ou autochtones formés par des insulaires et qui semblent pour cela avoir voulu rendre hommage à leurs inspirateurs.

     Les types ornementaux que l’on trouve dans les églises et que l’on peut lier à la présence des Irlandais sur le continent sont essentiellement composés d’entrelacs sculptés en bordures de tresses ou en panneaux plus complexes à motifs de lacets ou de végétaux. Ils viennent illustrer des motifs chrétiens ou se suffisent à eux-mêmes.

j Stéphane Lebecq : Les origines franques, Seuil, 1990 ; p.100.

k En lien avec les fêtes solaires, les populations s’adonnaient toujours aux travestissements des calendes de janvier, aux ablutions du solstice de Juin, hurlaient aux éclipses de lune…Alain Dierkens in Magie, Sorcellerie et parapsychologie, H. Hasquin, Bruxelles, 1984.

     L’influence des moines irlandais se répercute aussi bien en Gaule qu’en Italie. La datation de ces pièces sculptées montre pourtant qu’il n’y a pas toujours correspondance entre l’Irlande et les entrelacs qu’ils présentent. En effet, on a vu qu’à l’époque où Dioclétien ne persécutait pas encore les chrétiens, ceux-ci dressaient de petits oratoires décorés de mosaïques ornées d’entrelacs, comme à Parenzo, en Istrie. Réfugiés dans les catacombes, ils reprenaient ces décorations visibles à Sainte Hélène de Rome ou sous le dôme de Santa Maria di Capua.j

     Y a-t-il donc une relation génitrice entre l’art des chrétientés celtiques et celui des églises italo-lombardes ? Puisque la réalisation de ces ornements n’est ni simultanée, ni consécutive, on pourrait penser que non, pourtant leur origine commune est indéniable comme on l’a vu au début de cette partie. Il apparaît donc que ces entrelacs, dans les frontières de la Gaule au VIII°s, sont à la fois celtiques puisqu’en lien avec le cénobitisme luxovien et italiens car depuis l’arrivée de Colomban à Bobbio et les contacts entre l’Eglise d’Irlande et la Papauté, les liens qui unissent ces régions éloignées sont courants. On assiste donc à une multiplicité et une réciprocité des influences artistiques. Cet art qui n’appartient pas à un monde spécifique apparaît comme universel, ce qui cadre bien avec la doctrine définie comme catholique prêchée par l’Eglise de Rome qui rayonne sur toute l’Europe occidentale.k

     A la fin de la période mérovingienne, quand Charles Martel profita de l’effacement des successeurs de Clovis, la dynastie qui se dessinait après la victoire de Poitiers contre les musulmans, s’appuya sur la Papauté pour établir sa légitimité. En récupérant à leur propre avantage les principes de gouvernement et l’organisation ecclésiale, les Carolingiens ne révolutionnèrent pas la société gallo-franque. L’art continua sa mutation progressive et, dans les églises, fit de l’entrelacs un usage croissant.

j L. Perret : Les catacombes de Rome, t II, Paris, 1855 ; pl. LXIII, LXIV.

k du grec Katholikos : universel.

     On les trouve sur les plaques de chancel, sur les ambons j et sur les sarcophages. Leur aspect ne varie guère. Toutefois, le caractère très semblable de certaines pièces laisse supposer soit l’existence d’ateliers exportant leurs produits dans des zones très éloignées ou, plus probablement, envoyant dans ces mêmes régions des cahiers de modèles ou des artistes connaissant les techniques de réalisation de ces entrelacs.

     George Bain, à force de patience et de concentration, avait réussi à décomposer ces techniques basées sur la géométrie, avait coutume de dire que "si la théorie peut apprendre beaucoup, la pratique seule peut convaincre ".k Ne peut réaliser ces figures très complexes qui veut, à moins d’en bâcler l’ensemble dans un travail maladroit et, pour sûr, plus grossier qu’abstrait. Les propos que l’on trouve de temps à autre sur ce type d’ornement comme sur d’autres, laissent parfois apparaître une méconnaissance de la difficulté qu’engendrent de telles œuvres.l

     Il est nécessaire de signaler à ceux qui pensent que ces formes abstraites constituent un échappatoire au dessin figuratif qu’un artiste maîtrise mal, qu’il est sans doute plus facile (et plus rapide) d’apprendre à dessiner un quelconque animal que de réaliser la plus simple de ces bandes entrelacées.

     C’est ainsi que le panneau de chancel de la cathédrale de Vence ressemble aux panneaux conservés à Orvieto et à Rome.m Un fragment de Bordeaux est proche d’un panneau de Sant’Abondio de Côme…n

j Le chancel est l’ancêtre du jubé, c’était une tribune transversale entre le chœur et la nef où se faisait la lecture de l’épître et de l’évangile. L’ambon est l’ancêtre de la chaire, une petite tribune placée à l’entrée du chœur de la basilique où se faisait la lecture et les sermons.

k George Bain : Celtic Art…, op. cit., p. 6.

l Françoise Henry dans l’art irlandais, (Dublin, 1954), signale quelques propos peu avenants de la part des érudits que sont M. Masai au sujet de la " profonde barbarie essayant d’imiter tant bien que mal des voisins plus civilisés " ou d’Henri Leclercq concernant " les odieuses caricatures des manuscrits irlandais "

m à Santa Maria in Cosmedin, Rome.

n Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie : mot entrelacs, t V, 61/63. H. Leclerq établit toute une liste de parallèles entre la France et l’Italie.

      On pourrait allonger la liste de ces ressemblances mais celle-ci risquerait d’être plutôt longue et rébarbative. Les annexes 8, 9 et 10 proposent donc quelques figures similaires :

Milan (Annexe 8)/Angers (annexe 9)/ Vence (annexe 10)

Vienne (annexe 10) /Le Puy (annexe 10) / Arles (annexe 10)

Sainte Sabine de Rome (annexe 8) / Venise (annexe 8)

     Ces motifs, pour la plupart sculptés sur des plaques de chancel, sont de pures abstractions. Ils ont un parallèle dans l’enluminure avec ce qu’on appelle les tapis d’ornement. La discussion a été vive pendant longtemps sur la signification implicite de ces panneaux. Leur datation a rejeté l’argument de la crise iconoclaste car bien trop tardive pour en constituer une explication. j Bien que ce rejet de l’image figurative ait été latent durant de longues périodes puisque celui-ci existait dans la culture antique perse et se propageait avec les armées arabes islamisées, il ne saurait constituer une réponse suffisante car il a été démontré précédemment que l’entrelacs n’était particulier à aucun pays ni aucune civilisation et qu’on le retrouvait sous différentes formes sur les quatre coins du globe. En fait, tous les arts abstraits fondés sur la géométrie reflètent la science primitive de l’homme en lien avec l’observation des astres. L’astronomie ou la prévision des phénomènes de l’univers a mis en évidence la notion de cycles. Toutes les grandes civilisations se sont penchées sur cette science qui ne se comprenait que par la logique mathématique et son expression schématique : la géométrie. Dans l’art, reflet de l’esprit humain utilisant le schéma de la symbolique, l’astronomie pouvait se résumer dans ces figures religieuses qu’étaient les svastikas, yin et yang, triskels, roues solaires et entrelacs. Toutes mettent en place une idée de mouvement, de cycles et les civilisations qui les ont générées procèdent d’une expérience commune.k

j Cette crise culmina avec l’édit de Léon l’Isaurien en 726.

k C’est sans doute pourquoi ces symboles, qui ont des significations équivalentes se retrouvent dans des civilisations fort différentes tout comme les thèmes de la succession des mondes ou du déluge. Ce qui rend possible le fait de parler d’une mémoire commune de l’humanité.

     Aux plaques de chancel et ambons d’Angers, de Reims, de Biesle, de Romainmotier, de Vence, de Genêve, de Vienne, de Bordeaux, de St Guilhem le Désert, du Puy, d’Arles et de Marseille, visibles aux annexes 7 et 8, on peut ajouter les motifs similaires des piliers du Cravant en Touraine et ceux de l’ambon de Cluny réalisé en 753 à l’occasion de la visite du Pape Etienne II ainsi que ceux du chancel de St Pierre aux Nonnains de Metz.j On n’oubliera pas non plus l’ambon de l’église d’Echternach, longtemps enfoui sous la crypte. (annexe 11)

     La plupart de ces motifs entrelacés s’intègrent dans un décor chrétien, ils encadrent une croix ou forment une frise dans laquelle s’insèrent des figures naïves ou des symboles chrétiens, fleurs, coquillages, oiseaux ou même grappes de raisin ce qui leur donne alors l’aspect de seps de vigne, thème courant de l’iconographie chrétienne.

     On voit également ces ornements gravés sur des sarcophages, en l’occurrence, celui de Ste Chrodara, ou Ode, morte en 730 à Amay, en Belgique, qui vécut sous l ‘épiscopat de Floribert (727/738). (annexe 9) k

     La représentation gravée de la sainte est typique du travail de la pierre chez les barbares. De simples incisions en traits délimitent les reliefs du visage et du corps, si bien qu’à cette vue, on parlerait plus de dessin que de sculpture. Et c’est bien là un grand changement qui nous éloigne du monde romain ou celte puisqu’on a vu que ceux ci, dans leurs œuvres, maîtrisaient les volumes. Les Germains, peu habitués à des réalisations de grande ampleur, sont plus habitués à la rapidité d’exécution et à la spontanéité, même dans des formes grossières. On pourrait penser aussi que, suite aux perturbations qu’ont entraîné les invasions,l la plupart des techniques artistiques avaient été perdues ou oubliées… Il n’en est rien car les études montrent régulièrement que l’intrusion des Germains dans l’empire ne s’est pas fait comme l’ont décrit les auteurs romains, brusque et de manière sanguinaire.

j Carol Heitz : la France pré-romane, éditions Errance, 1987.

k Françoise Vallet : De Clovis à Dagobert, les Mérovingiens, Gallimard, nov. 1995 ; p. 64/65

l On parle désormais de migrations. Michel Rouche : Clovis, op. cit., p. 32.

     Rien ne peut légitimer la thèse d’une décadence due à des facteurs militaires. En revanche, face à des barbares en nombre croissant, les goûts ont pu changer et s’adapter à cette nouvelle mode barbarisante.j

     Thèmes chrétiens dans ces églises, les entrelacs sont de simples lacets, souvent figurés de manière végétale. Pourtant on conserve quelques témoignages de l’existence d’une zoomorphie de type fantastique. Des monstres illustrent les marches qui descendent à l’Hypogée des Dunes à Poitiers. (annexe 12) Les hypogées étaient courants en Syrie et en Palestine durant l’antiquité. Au XIX°s, le marquis de la Vogue avait fouillé ceux de Erbey’Eh et de Moudjeleia. Toutefois la marque typique du paganisme mêlé à la religion chrétienne réside dans la présence de ces serpents entrelacés, symbole des forces infernales décrit comme tel dans la Bible, qui conduisent le fidèle à l’intérieur du tombeau.

     Une autre plaque sculptée représentant des monstres entrelacés est gravée dans un marbre de l’église St Jean à Müstair (annexe 12). Directement issues du mode figuratif celtique et germanique, ces sculptures agissent comme des repoussoirs pour les forces maléfiques qui hantent encore les imaginaires des populations récemment christianisées. Ces chimères survivront encore de longs siècles dans les architectures romanes et gothiques de nos églises et cathédrales sous la forme de gargouilles et autres monstres diaboliques.

j On sait que de nombreux nobles romains prenaient des noms à consonance gothique, ce qui n’efface pas la faiblesse démographique des Romains.

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