III Quelques grands centres de production 

Les monastères colombaniens :

omme on l’a vu, le scriptorium qui se trouvait à Luxeuil ne nous a légué aucun livre présentant un quelconque caractère celtique. Il faut dire que les ravages causés à la bibliothèque de l’abbaye ont été immenses et irréparables. Ce qui marquait sa production de manuscrits était une calligraphie en minuscules un peu hésitante. On possède deux ouvrages principaux de cet atelier en la présence de son Lectionnaire et du Missale Gothicum. Il semble qu’en des temps proches des migrations, ce monastère gaulois ne ressentait aucun besoin de faire vivre l’art des barbares. Il reprenait les thèmes et les couleurs liés à la Basse Antiquité. Ces couleurs étaient un vert jade, un rouge orangé et du jaune auxquelles s’ajoutait parfois du lilas sombre.j Les îles également utilisaient ces coloris, preuve que même en son sein, l’influence antique et surtout l’exemple romain étaient importants.

     On retrouve, dans cette absence de témoignages artistiques de type celtique ce décalage constant entre l’installation des Irlandais et leur impact dans la société. L’arrivée de Colomban s’était faite de manière si spontanée et individuelle que ses successeurs gaulois semblèrent avoir peur de renforcer l’insularisation dans laquelle leurs monastères vivaient. Nettement séparés du clergé gaulois au départ, leur intégration se fit progressive, notamment par le biais d’évêques pro-irlandais (on n’oserait dire colombophiles) sortant eux-mêmes de ces institutions ainsi que par une atténuation de la rigueur qui y prévalait.

     C’est à Laon, patrie de Cagnoaldk que l’on trouve la présence d’un des premiers atelier de copie qui produisit les exemples d’un style insulaire appelé à se développer. Les Scots résidaient dans le bourg et l’endroit où ils étaient regroupés portait encore au XII°s, dans un registre de recensement, le nom de via Scottorum.l

j Carl Nordenfalk : l’enluminure au Moyen Age, op. cit., p. 22.

k Cagnoald était un ami de Colomban et évêque de Laon.

l S. Martinet : Laon, promontoire sacré, op. cit., p. 195.

     Leur lieu de culte était à l’ouest de la ville, autour de l’antique église de St Pierre le Viel, où ils vénéraient le souvenir de leur compatriote Ste Preuve décapitée dans le val de Tausson, au pied de l’abbaye St Vincent et dont la tête, selon la vielle habitude celtique, était conservé en cet endroit.j On se souvient de ses grands noms qui ont perpétué dans ce coin de France l’esprit aventureux des Irlandais, moines, artistes et savants : Jean Scot Erigène et Martin Scot.

     C’est Salaberge, issue d’une famille noble mérovingienne alliée aux Pépinides, qui fonda vers 650 le monastère féminin Ste Marie-St Jean en correspondance avec celui de St Vincent (monastère d’hommes que la légende dit avoir été fondé par Brunehaut). Ces deux monastères suivaient la règle colombanienne et leur vie fut organisée de manière très similaire à celle qui animait celui de Luxeuil. Les bibliothèques de Laon et de Paris conservent des manuscrits de la région laonnoise rédigés dans une calligraphie proche de celle de Luxeuil. Seules les lettres a et z s’en détachent et donnent leur nom à l’écriture de Laon.k

     Les enluminures les plus réputées sont celles issues de l’ouvrage de St Augustin " Quaestiones in Heptateuchon ".l Son style général, lettrines et figures animales entrelacées, le rapprochent indéniablement de l’art irlandais (annexe 28 & 29). On y retrouve, dans le frontispice, une croix sous un portique semblable à ce qu’on retrouve dans le Sacramentaire gélasien (annexe 25). Cette importation de motifs lapidaires est très répandue en Gaule mais elle est parfois mêlée à d’autres influences. Jean Porcher voit dans les quadrupèdes debout et affrontés une origine copte. Il est vrai que les couleurs de l’ensemble, à dominante rouge-orangé sont tout à fait typiques des broderies que l’on trouve en Egypte. L’oiseau posé au sommet de la croix symbolise la résurrection, son apparence est toutefois celle d’une fibule cloisonnée courante encore en ce milieu de VIII°s. Le regard porté vers l'arrière se retrouve depuis longtemps dans l’iconographie orientale.m

j S. Martinet : Laon, promontoire sacré, op. cit., p. 195.

k S. Martinet : Laon, citadelle royale carolingienne, op. cit.

l BN Paris : ms lat 12168.

m J. Porcher : L’Europe des invasions, op. cit., p. 178.

     Le folio suivant (annexe 29) illustre le début du texte " In Dei Nomine incipit questiones Genesis Beati Agustini in eptaticum ". Les fautes d’orthographe sont elles dues à un certain illétrisme ou une trop grande distraction de l’artiste ? En peignant une phrase lettre par lettre, le décorateur n’en avait pas une vue globale, l’oubli d’une lettre voire d’un mot dans ces pages lettrines était courant. L’animal qui renforce la lettre Q est assez typique de l’enluminure insulaire ; lévrier fantastique ou dragon, ce " monstre " en cloisonné polychrome se débat avec une sorte de ruban entrelacé comme ses compatriotes d’outre Manche s’entre-dévorent dans des positions de contorsionnistes. Des enluminures d’autres manuscrits sont tout à fait semblables à ce que présente ce Quaestiones.

     On trouve, dans le " Traité de la nature " d’Isidore de Séville, copié dans la moitié du VIII°s par l’atelier Ste Marie-St Jean, des lettres ornées de la même manière que celles du Quaestiones.j Le but de ces figures illustratrices était destinées à rendre l’ouvrage plus intelligible, à l’aérer en distinguant les paragraphes. Comme les parchemins étaient assez épais et que les scribes ne disposaient guère de place, de nombreux mots étaient abrégés. Un signe distinctif surmontait le mot en question et était souvent l’objet d’une mise en image. C’est, entre autres, cet ouvrage qu’on connaît depuis longtemps, qui a permis de définir l’origine du Quaestiones conservé à Corbie. Ce dernier comportait des corrections signées de l’abbé Maurdramne.k

     La Bourgogne possédait les ateliers présumés de Meaux, de Flavigny, St Germain d’Auxerre et de Besançon. C’est au sein de ces scriptoria que sont nées ces combinaisons faites d’un renouvellement de la figure humaine sous une forme plus proche de la tradition classique mêlé à des influences insulaires.l

j BM Laon : ms 423, fol. 1 : la phrase " Incipit liber rotar STI Isidori " est illustrée de manière semblable au mot " Genesis " du Quaestiones tout comme le " Explicit " du Liber primus fol. 33 bis. Les lettres des mots, reliées entre elles, forment un cartouche auquel une tête aviforme à droite et des pattes à gauche donnent un peu de vie. Les nombreuses roues dessinées (saisons, zones climatiques…) lui valent le titre de " livre des roues ".

k Jean Devaux : Les merveilles de l’enluminure, op. cit. p. 59.

l Piotr Skubiszewski : L’art du Haut Moyen Age, op. cit., p. 120.

     Le folio 1v du Sacramentaire de Gellone (annexe 30) présente curieusement plusieurs signes de l’ornementation abstraite en vogue dans les manuscrits irlandais. La lettre " I ", qui supporte le prêtre et qui est couverte d’entrelacs, n’est pas le seul reflet de l’influence celtique que suppose la présence d’Irlandais ou une quelconque mode irlandaise dans la région. Les lettres fondues entre elles pour abréger un mot ou leurs contours de pointillés est aussi chose courante dans les ouvrages insulaires.j

     Le personnage de style copte ou byzantin porte une robe couverte de motifs de grecques. Si l’aspect oriental de cette figure ne laisse aucun doute, la présence, encore, de motifs similaires dans les livres irlandais à la même époque renforce l’idée qu’entre les extrémités du royaume des Francs, la distance n’est pas si grande.k

     Les portiques qu’avaient inauguré le Sacramentaire gélasien et l’ouvrage de St Augustin furent constamment repris dans des canons d’évangiles (Evangiles de Flavigny), des textes de lois (lois barbares), ou des ouvrages d’auteurs (St Isidore de Séville) durant le VIII°s.

     Les tables des canons des évangiles de Flavigny présentent de nouvelles innovations. Des portraits d’évangélistes et leurs symboles lèvent la tête vers le Christ représenté de face selon les traditions byzantines et irlandaises. La décoration zoomorphique comme les paroles inscrites sur les pilastres sont des nouveautés sur le continent. Elles illustrent une tendance synthétique dont le but est de résumer le message principal ou la doctrine. Le pilier central qui rejoint St Jean à Jésus proclame : " Voici venu l’agneau de Dieu qui rachète les péchés du Monde " tandis que les autres reprennent des vers tirés du Carmen Pascale de Sedulius.l

j L’artiste a contracté le N et le C, le I et le P , le I et le T du mot " Incipit ". Les pointillés se retrouvent dans les pages écrites du Book of Durrow (fin VII°s)

k Les motifs de grecques apparaissent dans le Book of St Gall (milieu du VIII°s) qui, comme son nom ne l’indique pas, ne vient pas du même monastère mais y a été apporté d’Irlande par un moine voyageur au IX°s.

l J. Porcher : L’Europe des invasions, op. cit., p. 181/182. L’aspect général du folio 8r est particulier, il ne se contente pas d’une représentation de portraits d’auteurs, courante à cette époque mais il cherche à atteindre un niveau liturgique en suscitant, par sa composition, les germes d’une réflexion spirituelle.

     St Jean est l’évangéliste le plus important aux yeux des hommes du Haut Moyen Age. Pour avoir rédigé l’Apocalypse, il est celui qui illustre le combat de la Lumière contre la Bête dans un symbolisme apprécié des esprits imaginatifs des artistes et des théologiens. Il rappelle l’importance de la conversion car nul ne peut deviner l’heure à laquelle il sera choisi.j

     Les colonnes des canons suivants (annexe 32) renforcent leur style celtique par des frises de monstres entrelacés en " S ". Ces entrelacs sont très réussis pour l’époque et semblent prouver que l’enluminure, encore relativement jeune, mûrissait très vite. Ces décors sont-ils l’œuvre d’un artiste exilé, on ne peut le savoir mais à la vue de ce qui se faisait à l’époque, on pencherait pour l’affirmative.

     A Auxerre, on retrouve ces arcs qui magnifient un personnage comme le roi David jouant de la harpek ou la loi salique saluée par deux oiseaux dans le plus pur style méditerranéen (annexe 33). Les entrelacs qui y figurent sont très simples et donnent à l’ensemble une atmosphère très sobre. Les techniques qu’ils nécessitèrent ne demandaient pas de génie particulier mais il semble que les artistes continentaux prirent peu à peu goût à ces formes. Ils les multiplièrent dans des résultats souvent décevants. Ainsi, l’atelier que l’on situerait à Besançon généra-t-il le dessin primaire d’un législateur sous un porche d’entrelacs désordonnés, ce qui est du plus mauvais effet.l

     Dans la même veine, le " De fide catholica " d’Isidore de Séville m tenta, dans le folio 1v, de reprendre un thème typique de l’antiquité tardive dans un décor mi italien, mi insulaire. Le tout, loin de donner une prouesse du genre, respire plutôt l’amateurisme. Toutefois, on sent se fixer le visage de l’enluminure carolingienne : celui d’un assemblage réussi et fédérateur des styles européens.

j Il rappelle l’urgence de la mission d’évangélisation et les dangers qui menacent la société si elle s’éloigne de la lumière et se laisse séduire par le chiffre de la bête.

k David jouant de la Harpe ou combattant le Philistin sont comme des " images d’Epinal " dans les thèmes religieux de l’orfèvrerie ou de l’enluminure. On retrouve David dans le Book of Kells.

l Ce n’est pas parce que les entrelacs sont très resserrés qu’on peut tricher et les entremêler n’importe comment.

m BN Paris : ms lat. 13396

     On pourrait ajouter à ces œuvres l’évangéliaire similaire du Codex Millenarius où les représentations des évangélistes sont plus heureuses ; assis sous un portique orné d’entrelacs et accompagnés de leur symbole, ils semblent chercher l’inspiration divine qui les guidera dans leur œuvre, leurs yeux se tournent vers le ciel.j L’origine du premier évangéliaire de Trèves a longtemps été discutée mais un regard porté sur les types celtiques de l’enluminure à cette époque peut affirmer qu’il ne rentre pas du tout dans le contexte. L’attitude hiératique, les plis incohérents de la tenue du Christ dans le folio 5v, l’aspect des symboles évangéliques, les têtes de lions en coin de page ou la calligraphie sont autant d’indices qui, cumulés, les rattachent à l’Irlande.k

j Kremsmünster : Stiftsbibl. Cim. 1

k Trèves : Domschatz, cod. 61.

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