omme on la vu, le scriptorium qui se trouvait à Luxeuil ne nous a légué aucun livre présentant un quelconque caractère celtique. Il faut dire que les ravages causés à la bibliothèque de labbaye ont été immenses et irréparables. Ce qui marquait sa production de manuscrits était une calligraphie en minuscules un peu hésitante. On possède deux ouvrages principaux de cet atelier en la présence de son Lectionnaire et du Missale Gothicum. Il semble quen des temps proches des migrations, ce monastère gaulois ne ressentait aucun besoin de faire vivre lart des barbares. Il reprenait les thèmes et les couleurs liés à la Basse Antiquité. Ces couleurs étaient un vert jade, un rouge orangé et du jaune auxquelles sajoutait parfois du lilas sombre.j Les îles également utilisaient ces coloris, preuve que même en son sein, linfluence antique et surtout lexemple romain étaient importants. On retrouve, dans cette absence de témoignages artistiques de type celtique ce décalage constant entre linstallation des Irlandais et leur impact dans la société. Larrivée de Colomban sétait faite de manière si spontanée et individuelle que ses successeurs gaulois semblèrent avoir peur de renforcer linsularisation dans laquelle leurs monastères vivaient. Nettement séparés du clergé gaulois au départ, leur intégration se fit progressive, notamment par le biais dévêques pro-irlandais (on noserait dire colombophiles) sortant eux-mêmes de ces institutions ainsi que par une atténuation de la rigueur qui y prévalait. Cest à Laon, patrie de Cagnoaldk que lon trouve la présence dun des premiers atelier de copie qui produisit les exemples dun style insulaire appelé à se développer. Les Scots résidaient dans le bourg et lendroit où ils étaient regroupés portait encore au XII°s, dans un registre de recensement, le nom de via Scottorum.l
Leur lieu de culte était à louest de la ville, autour de lantique église de St Pierre le Viel, où ils vénéraient le souvenir de leur compatriote Ste Preuve décapitée dans le val de Tausson, au pied de labbaye St Vincent et dont la tête, selon la vielle habitude celtique, était conservé en cet endroit.j On se souvient de ses grands noms qui ont perpétué dans ce coin de France lesprit aventureux des Irlandais, moines, artistes et savants : Jean Scot Erigène et Martin Scot. Cest Salaberge, issue dune famille noble mérovingienne alliée aux Pépinides, qui fonda vers 650 le monastère féminin Ste Marie-St Jean en correspondance avec celui de St Vincent (monastère dhommes que la légende dit avoir été fondé par Brunehaut). Ces deux monastères suivaient la règle colombanienne et leur vie fut organisée de manière très similaire à celle qui animait celui de Luxeuil. Les bibliothèques de Laon et de Paris conservent des manuscrits de la région laonnoise rédigés dans une calligraphie proche de celle de Luxeuil. Seules les lettres a et z sen détachent et donnent leur nom à lécriture de Laon.k Les enluminures les plus réputées sont celles issues de louvrage de St Augustin " Quaestiones in Heptateuchon ".l Son style général, lettrines et figures animales entrelacées, le rapprochent indéniablement de lart irlandais ( annexe 28 & 29). On y retrouve, dans le frontispice, une croix sous un portique semblable à ce quon retrouve dans le Sacramentaire gélasien (annexe 25). Cette importation de motifs lapidaires est très répandue en Gaule mais elle est parfois mêlée à dautres influences. Jean Porcher voit dans les quadrupèdes debout et affrontés une origine copte. Il est vrai que les couleurs de lensemble, à dominante rouge-orangé sont tout à fait typiques des broderies que lon trouve en Egypte. Loiseau posé au sommet de la croix symbolise la résurrection, son apparence est toutefois celle dune fibule cloisonnée courante encore en ce milieu de VIII°s. Le regard porté vers l'arrière se retrouve depuis longtemps dans liconographie orientale.m
Le folio suivant ( annexe 29) illustre le début du texte " In Dei Nomine incipit questiones Genesis Beati Agustini in eptaticum ". Les fautes dorthographe sont elles dues à un certain illétrisme ou une trop grande distraction de lartiste ? En peignant une phrase lettre par lettre, le décorateur nen avait pas une vue globale, loubli dune lettre voire dun mot dans ces pages lettrines était courant. Lanimal qui renforce la lettre Q est assez typique de lenluminure insulaire ; lévrier fantastique ou dragon, ce " monstre " en cloisonné polychrome se débat avec une sorte de ruban entrelacé comme ses compatriotes doutre Manche sentre-dévorent dans des positions de contorsionnistes. Des enluminures dautres manuscrits sont tout à fait semblables à ce que présente ce Quaestiones.On trouve, dans le " Traité de la nature " dIsidore de Séville, copié dans la moitié du VIII°s par latelier Ste Marie-St Jean, des lettres ornées de la même manière que celles du Quaestiones.j Le but de ces figures illustratrices était destinées à rendre louvrage plus intelligible, à laérer en distinguant les paragraphes. Comme les parchemins étaient assez épais et que les scribes ne disposaient guère de place, de nombreux mots étaient abrégés. Un signe distinctif surmontait le mot en question et était souvent lobjet dune mise en image. Cest, entre autres, cet ouvrage quon connaît depuis longtemps, qui a permis de définir lorigine du Quaestiones conservé à Corbie. Ce dernier comportait des corrections signées de labbé Maurdramne.k La Bourgogne possédait les ateliers présumés de Meaux, de Flavigny, St Germain dAuxerre et de Besançon. Cest au sein de ces scriptoria que sont nées ces combinaisons faites dun renouvellement de la figure humaine sous une forme plus proche de la tradition classique mêlé à des influences insulaires.l
Le folio 1v du Sacramentaire de Gellone ( annexe 30) présente curieusement plusieurs signes de lornementation abstraite en vogue dans les manuscrits irlandais. La lettre " I ", qui supporte le prêtre et qui est couverte dentrelacs, nest pas le seul reflet de linfluence celtique que suppose la présence dIrlandais ou une quelconque mode irlandaise dans la région. Les lettres fondues entre elles pour abréger un mot ou leurs contours de pointillés est aussi chose courante dans les ouvrages insulaires.jLe personnage de style copte ou byzantin porte une robe couverte de motifs de grecques. Si laspect oriental de cette figure ne laisse aucun doute, la présence, encore, de motifs similaires dans les livres irlandais à la même époque renforce lidée quentre les extrémités du royaume des Francs, la distance nest pas si grande.k Les portiques quavaient inauguré le Sacramentaire gélasien et louvrage de St Augustin furent constamment repris dans des canons dévangiles (Evangiles de Flavigny), des textes de lois (lois barbares), ou des ouvrages dauteurs (St Isidore de Séville) durant le VIII°s. Les tables des canons des évangiles de Flavigny présentent de nouvelles innovations. Des portraits dévangélistes et leurs symboles lèvent la tête vers le Christ représenté de face selon les traditions byzantines et irlandaises. La décoration zoomorphique comme les paroles inscrites sur les pilastres sont des nouveautés sur le continent. Elles illustrent une tendance synthétique dont le but est de résumer le message principal ou la doctrine. Le pilier central qui rejoint St Jean à Jésus proclame : " Voici venu lagneau de Dieu qui rachète les péchés du Monde " tandis que les autres reprennent des vers tirés du Carmen Pascale de Sedulius.l
St Jean est lévangéliste le plus important aux yeux des hommes du Haut Moyen Age. Pour avoir rédigé lApocalypse, il est celui qui illustre le combat de la Lumière contre la Bête dans un symbolisme apprécié des esprits imaginatifs des artistes et des théologiens. Il rappelle limportance de la conversion car nul ne peut deviner lheure à laquelle il sera choisi.j Les colonnes des canons suivants ( annexe 32) renforcent leur style celtique par des frises de monstres entrelacés en " S ". Ces entrelacs sont très réussis pour lépoque et semblent prouver que lenluminure, encore relativement jeune, mûrissait très vite. Ces décors sont-ils luvre dun artiste exilé, on ne peut le savoir mais à la vue de ce qui se faisait à lépoque, on pencherait pour laffirmative.A Auxerre, on retrouve ces arcs qui magnifient un personnage comme le roi David jouant de la harpek ou la loi salique saluée par deux oiseaux dans le plus pur style méditerranéen ( annexe 33). Les entrelacs qui y figurent sont très simples et donnent à lensemble une atmosphère très sobre. Les techniques quils nécessitèrent ne demandaient pas de génie particulier mais il semble que les artistes continentaux prirent peu à peu goût à ces formes. Ils les multiplièrent dans des résultats souvent décevants. Ainsi, latelier que lon situerait à Besançon généra-t-il le dessin primaire dun législateur sous un porche dentrelacs désordonnés, ce qui est du plus mauvais effet.lDans la même veine, le " De fide catholica " dIsidore de Séville m tenta, dans le folio 1v, de reprendre un thème typique de lantiquité tardive dans un décor mi italien, mi insulaire. Le tout, loin de donner une prouesse du genre, respire plutôt lamateurisme. Toutefois, on sent se fixer le visage de lenluminure carolingienne : celui dun assemblage réussi et fédérateur des styles européens.
On pourrait ajouter à ces uvres lévangéliaire similaire du Codex Millenarius où les représentations des évangélistes sont plus heureuses ; assis sous un portique orné dentrelacs et accompagnés de leur symbole, ils semblent chercher linspiration divine qui les guidera dans leur uvre, leurs yeux se tournent vers le ciel.j Lorigine du premier évangéliaire de Trèves a longtemps été discutée mais un regard porté sur les types celtiques de lenluminure à cette époque peut affirmer quil ne rentre pas du tout dans le contexte. Lattitude hiératique, les plis incohérents de la tenue du Christ dans le folio 5v, laspect des symboles évangéliques, les têtes de lions en coin de page ou la calligraphie sont autant dindices qui, cumulés, les rattachent à lIrlande.k
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