ornementation celtique continuait à influencer lenluminure continentale malgré une parenthèse sous le règne mouvementé de Louis le Pieux. Cest avec Charles le Chauve que lart celtique continental culmina et dans le nord-est de la Francie quil sembla sêtre implanté. Dernière forme féconde de lart de la Cour, elle apparut dans son plus somptueux éclat mais perça sans doute trop tard pour perdurer avec autant dimportance après la chute de la dynastie. Parmi les lieux où furent produits ces témoignages de linfluence irlandaise, on compte des scriptoria connus comme Saint Omer ou Saint Amand et dautres dans les environs, Saint Vaast, Saint Bertin et situés un peu plus au sud sans doute. Toutefois, le plus important de ces centres artistiques était établi à Saint Amand.j On nomma le style de leur production du nom d " art franco-saxon ".k Tout au long du IX°s des ateliers de cette région septentrionale avaient produit ces initiales ornées qui frôlaient toujours lexubérance irlandaise à limage du mot Paulus résumé en une seule lettre ( annexe 47) dans le ms 107 conservé à la Bibliothèque de Laon.l Il en va de même pour celles qui ornent les lectionnaires ou les pages dincipit dévangéliaires (annexe 48 et 49)
La réputation des scriptoria comme des orfèvreries valut à cette région frontière une demande croissante de la part des clercs ou princes de lempire Cest aux ateliers du nord de la France que Lothaire et Louis le Germanique sadressèrent lorsquils voulurent lun son évangéliaire, lautre un psautier ( annexe 50 et 51), signe tangible que les centres artistiques les plus prestigieux nétaient pas si répandus.jChose intéressante, alors que sur notre territoire, certaines enluminures se trouvaient une âme insulaire, la décoration en Angleterre sétait attachée à celle qui prévalait à la cour de Charlemagne. A Reims, les motifs insulaires avaient pénétré les évangiles dites du couronnement pourtant très proches de lart antique ou la Bible de St Paul hors les murs ( annexe 63). Mais si, à lécole rémoise, les entrelacs étaient restés cantonnés dans une pureté de structure, ils étaient loin de lautonomie dexpression qui distinguait lornementation de la France du nord-est.k Premier scriptorium de ce courant stylistique, Saint Amand avait été fondé par le moine du même nom vers 650.l Appelé aussi Elnone, du nom de la rivière qui se jette dans la Scarpe en cet endroit, le monastère était situé au centre dun polygone qui reliait Boulogne et Thérouanne, Cassel, Werwick et Tournai, Cambrai, Arras et Amiens. " Hanté par le souvenir de Colomban " Amand, comme Ouen ou Eloi diffusa la règle de Luxueil.l Nommé évêque sans diocèse selon la coutume répandue chez les Irlandais, il fut le premier apôtre de la Belgique en menant, bien avant Willibrord ou Boniface, une uvre dévangélisation aux frontières du paganisme.m Sur lancienne bibliothèque dElnone, subsistent environ 80 manuscrits antérieurs au XII°s. Bien que le scriptorium ait joué un rôle modeste dans la constitution de la bibliothèque du monastère, il a largement fourni celles déglises étrangères et de clients de haut rang. On connaît sept sacramentaires, cinq évangiles et la célèbre Bible de Charles le Chauve.n
Cet attrait quon remarque dans la destination des commandes comme dans les liens très étroits avec dautres abbayes comme Saint Denis ou Saint Germain des Prés ne peut sexpliquer que par la faveur que lui avaient attribué les rois Lothaire et Charles le Chauve. A la fin de ce IX°s, Saint Amand avait remplacé Saint Martin de Tours. Sa bibliothèque devrait souffrir des nombreux déménagements à Paris quavaient entraîné les ravages des Normands, toutefois le scriptorium nen sembla pas affecté outre mesure et cest peut-être cela qui contribua à son rayonnement.j Les lettrines et les cadres nétaient plus les seuls éléments de lornementation insulaire, on trouvait désormais toute une composition très habile très proche de lesprit qui animait les artistes irlandais dans leurs plus grands chefs-duvre. La lettre P du ms. 199 de Laon ( annexe 52) qui longe le texte sur toute sa hauteur confirme, comme tant dautres, la maîtrise grandissante quavaient pu acquérir les décorateurs scots sur le continent. Car on pense que depuis le départ de lenluminure pré-carolingienne, les artistes qui reprenaient les motifs dentrelacs étaient eux-mêmes irlandais ou très proches. Mais vivant dans un milieu artistique qui était un creuset, ils avaient dû intégrer leurs goûts et leur technique à un ensemble dinfluences méridionales. Lempire passé ou en cours de démolition a-t-il influé sur liconographie et poussé les individus à sexprimer librement selon leurs affinités ? Question difficile car il faudrait savoir à lavance si ces gens avaient conscience de lagonie de lempire et de sa disparition prochaine.Les artistes navaient pas dû être plus touchés que les intellectuels et auraient pu se limiter à profiter de lopportunité pour exprimer leur talent et leur esprit dinnovation. Voici une hypothèse qui pourrait nous faire comprendre cette " intrusion de lart insulaire " ce " retour en arrière étrange" qui étonnait Jean Porcher.k
Ce P anonyme présente des caractéristiques irlandaises indéniables : des frises dentrelacs sur le corps, des pointillés qui entourent la lettre, des monstres à langue pendante aux extrémités de la boucle et de la haste, jusquà ce petit oiseau du médaillon fin comme un serpent qui, toujours, regarde vers larrière. A elle seule, cette lettrine illustre la future évolution de lart. Elle apparaît solitaire et peu dangereuse mais elle est intégralement irlandaise et constitue lavant garde dune tradition celtique rebelle qui cherche à saffirmer pour elle même. La femme de Charles le Chauve, Ermentrude, morte en 869, avait offert à St Vaast trois des six textes en or et en argent que possédait encore labbaye au XIII°s.j Lun deux, pur produit de St Amand,k est un chef-duvre déquilibre et de concision malgré la richesse de ses frises dentrelacs et de ses motifs animaliers ( annexe 53). Celui-ci est dédié à Marie Madeleine. La calligraphie est, là encore, purement insulaire : les lettres, fondues entre elles, sont un habile moyen de cumuler originalité esthétique et gain de place, elles participent aussi à un jeu de déchiffrage dont sont friands ces gens qui se plaisent toujours au mystère.Un autre évangéliaire présente dans ses canons des personnages caryatides inversés : ce ne sont plus les colonnes qui deviennent hommes, cest le contraire ( annexe 54). Le St Matthieu/cloche du Book of Durrow ou le cadre de St Jean du Book of Kells avaient été des prédécesseurs. La plume de lartiste donnait vie aux formes mortes de lillustration quon lui imposait : Les canons ne pouvant être représentés que sous laspect de porches dans lesquels sinséraient les passages des quatre évangélistes, lenlumineur rompait le tabou en se définissant seul maître de son travail et inventait avec humour les situations les plus insolites. En fait, rien nétait chamboulé puisque le nouvel aspect qui en était donné nempêchait nullement la lisibilité.
Cest toutefois la Seconde Bible de Charles le Chauve ( annexe 54/57)qui fera le plus parler delle. Aucune autre illustration que des initiales immenses ornées de manière somptueuse, des cadres abstraits et des animaux stylisés. Aucune figuration, tout nest que décor. Les couleurs dor et dargent donnent à ces lettres un titre de royauté : jaune vif, vert clair, carmin les mettent en relief ; à la fin, on a sous les yeux des pièces dorfèvrerie importées de la lointaine Erin. Cet ouvrage unique clôt un siècle dart carolingien qui aura connu les influences et les arrangements les plus divers.jToutefois, ces influences celtiques ne finissent pas avec Saint Amand, on les retrouve ailleurs, dans des ateliers dont on ne connaît pas lemplacement précis ou dans des régions plus orientales. Est ce à Saint Amand que furent produites les évangiles dits de François II ( annexe 58/61), on ne possède aucun document permettant de laffirmer. Mais il nest pas interdit de le supposer. On sait, pour plusieurs raisons, que la seconde Bible de Charles le Chauve ne fut guère appréciée ni à la cour ni parmi les enlumineurs en général. Les gens nétaient sans doute pas habitués au style imposant et un peu froid que présentaient les motifs de cet ouvrage. En outre si ces ornementations avaient plu, elles auraient été reprises et on aurait eu dautres exemples de ce type ; or rien de tel ne nous est parvenu. Est ce donc pour se racheter que furent produits les évangiles de François II avec des scènes sacrées comme on les appréciait de plus en plus dans la société. Seule la datation précise de ces manuscrits pourrait répondre clairement aux questions que soulève cet apparent rejet dune enluminure flirtant un peu trop avec le paganisme ou liconoclasme.Il est tentant de voir dans la scène de crucifixion ( annexe 58) cette réponse précipitée de léglise à des égarements dont elle nétait pas forcément lauteur mais quelle avait laissé faire. Cette scène reprend le cadre du In Principio (annexe 57)de la Seconde Bible autour dun Christ, jeune et beau, qui triomphe du mal, écrasant le vil serpent au pied de la croix et provoquant les démons illustrés dans le cadre.
Outre Saint Amand, de nombreux ateliers monastiques reprenaient cet art celtique honni par Boniface mais chéri par tant de mécènes qui navaient rien de païen. La circulation des livres entraînait le partage des influences. Ce métissage pouvait engendrer une très grande richesse mais aussi une certaine uniformisation. On a vu précédemment la copie faite dune illustration et sa multiplication avec une fréquence presque industrielle. On ne compte plus les évangélistes sous des porches couverts dentrelacs des thèmes tellement semblables quils en sont frères. On ne saurait dire si les illustrations de lévangile de St Marc dans la Bible de François II ( annexe 61) et dans les évangiles de Cologne (annexe 62)sont issus du même livre, du même atelier ou si lun nest quune copie de lautre.Saint Gall, fondé par un compagnon de Colomban a rayonné sur lest de lempire carolingien. Dans cette région, de nombreux Irlandais avaient élu domicile. De Gozbert (816/837) à Grimwald (841/872), lentrelacs prend une place prépondérante dans lenluminure. Le psautier de Folchard peut en fournir lexemple et se rapprocher de Saint Amand. Le folio 135r présente un Quid orné de bandes entremêlées terminées par de petites têtes de bébés dragons très sympathiques. Le tout, doré sur fond pourpre, donne un aspect très chaleureux à la page.j Enfin Salzbourg était un grand centre un peu équivalent à Saint Gall. Labbaye, fondée par des insulaires reçut en 745 lIrlandais Fergil. Mais cest surtout le bavarois Arn, moine de Freising, élève et ami dAlcuin, abbé de Saint-Amand, puis évêque et archevêque de Salzbourg, qui développa les thèmes celtiques dans lenluminure. La correspondance était continuelle entre les deux abbayes de St Amand et de Salzbourg. Chacune sinspirait de lautre dans la confection des enluminures et inspirait un atelier ou un centre artistique voisin.k Ces liens avaient, tout au long du siècle carolingien, contribué à assembler des couleurs tantôt similaires, tantôt différentes mais dont lensemble a finalement donné une mosaïque dont nous navons pas à rougir.
Les influences celtiques, à la vue de lenluminure de cette fin de IX°s, auraient pu se faire plus importantes vu la faveur dont elles semblaient alors bénéficier. La chute de lempire fondé par Charlemagne qui se voulait être une résurrection de la Rome antique avait, en effet, ramené en son sein un art barbare que seule la ferveur chrétienne de ceux qui lavaient répandu atténuait. En cette fin de règne perturbée par les dévastations quengendraient les hordes de Vikings, les monastères pliaient sous le joug de nouveaux barbares qui, ceux là, nétaient pas encore chrétiens. Trouvant leur continuité dans les formes nouvelles que popularisèrent les Scandinaves, les thèmes traditionnels de lart celtique seffacèrent peu à peu sans toutefois jamais séteindre complètement. On les retrouverait comme souvenir, subtilement intégrées dans des enluminures romanes françaises, britanniques ou ottoniennes. Si leur fréquence sétait atténuée et leurs formes métamorphosées, jamais lentrelacs, les combinaisons de spirales, le bestiaire fantastique ne disparaîtraient de lart européen dont elles avaient été un mode ornemental des plus riches et des plus originaux. Comment dailleurs pourrait mourir un art " plutôt attribuable à la diligence des anges quà une main dhomme " ?
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