Les types nordiques et celtiques
de l'art de la pierre et du métal

I Les types de l'Art nordico-celte :

Origine de l'entrelacs :

’art qui se perpétue au fil des siècles a souvent des origines lointaines dans le temps et dans l’espace. Les formes qu’il revêt se transmettent par le biais de générations d’artistes. Ceux ci se révèlent les secrets d’un art qui finit par s’enraciner intimement dans l’expérience des peuples. On a pu définir ainsi les termes d’art celtique et d’art scandinave par le fait même que, sur plusieurs siècles, les caractéristiques qui les composaient n’avaient pas changé. On avait fini par en oublier la naissance tant leur origine était obscure.

     On a donc longtemps pensé que l’entrelacs, ruban enroulé sur lui-même qui jamais ne paraît emmêlé ou désordonné, était le motif exclusif de l’ornementation celtique que nous léguait l’orfèvrerie et l’enluminure irlandaise du VII° au IX°s. Il semble actuellement qu’il faille compter, non seulement avec les origines lointaines venues d’Orient et d’extrême Orient (Egypte, Syrie, Arménie et Chine) mais également avec les influences qu’ont exercées le monde romain et germanique sur l’art irlandais. Voici qui ne simplifie guère la chose, on se rend compte, par exemple que deux pièces d’art peuvent présenter, dans le même temps, des critères de description similaires sans avoir le même géniteur. Seule l’étude du contexte historique peut donc permettre d’en établir les différences.

     George Bain répertoria, au début des années 50, quelques types d’ornementation entrelacés dans des lieux aussi divers que l’Egypte (tombe de Toutankamon, 1375/1350 av. JC), l’Afrique (broderies de Hausa) auxquels il rajouta pour la même période l’empire byzantin. j (Voir annexe p.1)

j George Bain : Celtic Art, the methods of construction, Constable, London, 1951 ; p. 27.

     Il signala, par ailleurs la présence des entrelacs "dans tous les peuples qui bordent la Méditerranée, la mer Noire et la mer Caspienne " : les Egyptiens, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Maures, les Perses, les Turcs, les Arabes, les Syriens, les Hébreux et les tribus nord-africaines. L’artiste irlandais qui relança la vogue de l’art celtique n’oublia pas de mentionner les quelques petits symboles entrelacés découverts quelques milliers d’années avant notre ère chez les Chinois. j

     Eugène Müntz, à la fin du XIX°s, avait, quant à lui, démontré que c’était les Romains qui en avaient le plus répandu l’usage notamment par le biais de leurs mosaïques.k On trouve l’entrelacs à Pompéi au premier siècle de notre ère avant que celui-ci ne s’étende à tout le monde romain. De simple bordure de cadre, il finit par envahir la mosaïque entière.

     Sur les mosaïques murales comme sur les pavements, les entrelacs paraissent en Italie à Casale, Crémone, Vérone, Pesaro, Saint Jean l’Evangéliste à Ravenne, Saint-Laurent-Hors-les-Murs à Rome. En Afrique, on les trouve à Constantine (annexe 2) et à Djémila ; en Palestine et en Phénicie, c’est à Jérusalem, à Sour et dans de nombreuses villae et basiliques de Beyrouth qu’on les remarque.l En Egypte, on les voit dans de nombreux monastères coptes comme à Chaqara. Enfin, si l’on veut les observer en Espagne et en Gaule, c’est à Ampurias et à Montmaurin qu’il faudra se rendre (annexe 3). m

     Outre la mosaïque, la sculpture sur pierre présente également quelques témoignages avant le VI°s ou l’Europe barbarisée. On pense à certains chapiteaux de monastères chrétiens (l’annexe 8 présente un chapiteau du monastère copte de Chaqara ) et au fragment d’un petit oratoire qui serait antérieur à Dioclétien à Parenzo en Istrie.n

j George Bain : Celtic Art…, op. cit., p. 25.

k Eugène Müntz : La miniature anglaise et anglo-saxonne au milieu du IX°s, Etudes iconographiques et archéologiques, Paris, 1887 ; p. 135/165.

l Sous l’antiquité, cette ville de Phénicie s’appelait Béryte.

m Voir Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie : mots entrelacs, t V, 55/65 ; Constantine, t II, 2723/2724 ; Chaqara, t II, 519/558 et Espagne, t V, 515/518.

n H. Leclerc : Manuel d’archéologie chrétienne, 1907 ; t II, p. 203/204.

     Mais on ne saurait se limiter à l’art de la pierre pour présumer des origines de l’entrelacs. L’orfèvrerie et l’émaillerie découvertes dans les sépultures suivant l’usage assez répandu chez les barbares nous laisse entrevoir un réel succès de ce type ornemental tant chez les Celtes que chez les Germains. Ces types d’entrelacs antérieurs ou parallèles à l’époque étudiée ont, la plupart du temps, l’aspect de tresses à une ou deux rangées.

     La boucle de ceinture de Saint Margarethen trouvée en Autriche et datant de la période du Hallstatt (1000/500 av J.C.) comme celle de Vace dans les Balkans présentent sur leur pourtour cette tresse qui deviendra courante sur les mosaïques romaines. En Afrique du Nord, les boucliers de certains guerriers allient ouvertement ces bandes entremêlées avec une représentation animale comme le serpent dont l’entrelacs pourrait être une vue symbolique ou stylisée (voir annexe 4). Mais c’est vers les régions voisines de la Perse, de l’Assyrie et de la Chaldée que l’on situe le plus souvent ce mélange coloré de verroterie cloisonnée et de motifs abstraits linéaires dont les entrelacs font partie. Auguste Bertrand définissait l’appartenance de cet ornement au monde celto-scythe avant que celui ci ne se propage à travers l’Europe par le déplacement des populations barbares.j Mais les peuples qui en firent le plus grand usage furent sans aucun doute les Saxons puis lorsque ceux ci envahirent l’île de Bretagne le transmirent aux voisins irlandais.k

     Comme on le voit l’origine de cette figure artistique est extrêmement diverse mais son aspect est toutefois assez commun. Il est constitué, au départ de tresses à une ou deux rangées, placées en bordure de la pièce d’art et agissant comme un cadre dans lequel on trouve parfois de petits symboles d’entrelacs quadrilobés simples ou redoublés qui agrémentent la composition figurative ou abstraite. La description du style entrelacé tel qu’il apparaît jusqu’à la période romaine ne suffit pourtant pas, il faut y rajouter une signification.

j Cité par E. Müntz : Recherches sur l’origine des ornements connus sous le nom d’entrelacs, Revue celtique, 1887 ; t III, p. 147.

k E. Müntz : Recherches …, op. cit. ; t III, p. 148.

     L’entrelacs parce qu’il tourne sur lui-même suppose un " mouvement sans fin de l’évolution et de l’involution " que l’on peut mettre en parallèle avec les faits humains mais aussi cosmiques.j

     L’apparente complexité due à une concentration de formes sur un espace restreint ne peut se comprendre que par la patience et l’attention que suscite leur étude. Ces figures, pour exister, ne peuvent qu’être finies, chaque lacet qui compose un entrelacs devant être relié en ses deux extrémités. De l’ensemble, on perçoit alors la notion de centre et des courbes répétées, celle de mouvement et de rotation. On rejoint ainsi l’équilibre cosmique (rotation et centre de gravité) dont l’homme et la nature sont des éléments cycliques (naissance, croissance, mort…)k

     Autre symbolique possible, celle du serpent ; comme on l’a vu pour certains équipements guerriers, ils représentaient des symboles phalliques liés à la puissance et à l’éternité, à la perpétuation de la race. L’omniprésence de cette bête rampante, dans l’esprit commun, exprimait le lien aux forces de la terre. Elle est illustrée dans la Bible comme le mal, et c’est sûrement l’une des raisons pour laquelle, le serpent fut, de longs siècles durant, toujours symbolisé comme le diable. Décrit comme le plus rusé des animaux (Genèse : III, 1) il est donc le plus " malin ".

     Les Saxons et les Irlandais ont développé et transformé l’entrelacs de manière extraordinaire. " Beaucoup plus compliqué que sur le continent, il (l’entrelacs) a connu les arrangements les plus divers (…)Les lacets s’entrecroisent et se nouent en carré, en cercle, en triangle, en boucles de toute forme et de toute grandeur ". l

j Jean Chevalier : Dictionnaire des symboles, Robert Lafont, 1969, p. 328.

k Les civilisations férues de mystère et d’astronomie aiment à frôler l’incompréhensible dans leurs réalisations artistiques dans lesquelles le cercle est souvent présent. Un exemple toujours valable tiré du fameux ruban de l’astronome allemand Möbius qui vécut au XIX°s.

l Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, H. Leclerc : entrelacs : t V, 57

     Il apparaît souvent, au bout de ces lacets, des prolongements à tête de rapace ou de dragon. Là encore, l’origine orientale est indéniable et les parallèles établis par Edouard Salin entre le matériel funéraire wisigothique ou alaman et celui extrait des régions du Bas Danube en fournissent une preuve suffisante.j

Toutefois, là encore, les génies artistiques nordiques et celtiques, après s’être emparés de ce style étranger, l’enrichirent d’un foisonnement et d’une minutiosité digne d’admiration. Et pour la première fois, dans le domaine de l’orfèvrerie d’apparat, le Nord rejoignit le Sud pour la qualité et l’originalité de ses productions.

j Voir Edouard Salin : La civilisation mérovingienne d’après les sépultures, les textes et le laboratoire, t I & II. On sait, à l’heure actuelle, que le fameux trésor de Childéric fut produit par un atelier oriental et chacune des pièces qui le compose trouve son inspiration dans les éléments tirés de la tombe princière d’Apahida en Hongrie. Tous les objets à garniture ondée les plus réputés de la Gaule franque étaient largement inspirés de l’art pontique (iranien ou hunnique).

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