Les souvenirs de la statuaire celtique :

e réalisme qui caractérisait la statuaire romaine semble n’être qu’une parenthèse lorsqu’on la compare avec les témoignages de la Tène et les réalisations de l’Europe du Nord soumise aux peuples germaniques. Autant les Grecs étaient attachés à des formes idéalisées, les Romains à une ressemblance quasi identique aux modèles humains, autant les Celtes laissaient libre cours à leur imaginaire pour symboliser les dieux et les hommes. L’apparente rigidité des statues celtiques en pierre et en métal n’est que l’expression d’une humanité figée dans ses formes pour l’éternité. " Cette grossièreté est la manifestation initiale des mêmes tendances stylistiques qui dominent nos arts modernes ".k L’accent mis sur le monde animal et les végétaux reflète le mode de vie des populations celtes (composées de chasseurs ou d’agriculteurs). La société celtique passe pour avoir un sentiment religieux profondément enraciné du à cette proximité de la nature, création d’un ordre supérieur ; elle a également le culte du héros. Le forgeron qui détenait le matériau et les secrets de la fabrique des armes était un personnage central comme l’était le champion qui revêtait la cuirasse, le casque et l’épée afin de protéger sa communauté, comme l’était aussi le barde, mémoire de la tribu. On a donc assisté, avec cette spécialisation, à un culte de l’individualisme et à un rapport intime à la nature.

k André Varagnac : L’art gaulois, op. cit., p. 62.

     Témoignages de ce caractère, la statuaire apparaît cependant comme malhabile, pourtant M. Lantier décrit un visage que l’on retrouvera bien des siècles plus tard, en plein cœur du Moyen Age. " (…) Opposition entre la largeur du front et de la région temporale et l’étroitesse de la partie inférieure de la face(…). Sur toutes ces faces, ovales ou carrées, on reconnaît un certain nombre de traits communs : mêmes joues aux pommettes saillantes, même nez droit, élargi à l’arête, mêmes arcades sourcilières dessinant un arc de cercle prononcé : mêmes gros yeux ovales et saillants, aux paupières incisées par un fort bourrelet, ou, sur les statuettes de bronze, par des incisions en feuilles de fougère. Mêmes chevelures plaquées en calottes touffues au dessus du front bombé et retombant en longues mèches rigides et parallèles sur le cou large et épais ".j Ces traits stylistiques se retrouvent à la fois dans les sculptures sur pierre et le travail du métal (Comme illustration de ces observations, on trouvera en annexe 7, le monstre androphage de Tarasque de Noves et quelques figures du chaudron de Gundestrup) comme dans les futurs évangéliaires irlandais.

     On ne peut ignorer les nombreuses résurgences celtiques qui parsèment l’histoire artistique du Moyen Age, dans la peinture et les nombreux gisants de nos cathédrales. Ces reprises ne se voient pas que dans le domaine de l’art, de multiples légendes lient le christianisme médiéval aux thèmes du paganisme celtique. Saint Denis tient sa tête dans ses mains comme le héros irlandais Cu Chulainn, car les Celtes voyaient l’âme du mort dans sa tête coupée.k C’est pourquoi la tête de bronze de Tarbes (annexe 5) avait un cou creux qui permettait de la ficher sur une hampe et de pouvoir l’exposer.

j M. Lantier : Les origines de l’art français, Le Prat, Paris, 1946 ; p. 64.

k G. Murphy : Saga and myths in ancient Ireland, Dublin, 1955 ; p. 24. On trouve, à l’entrée de l’église de Clonfert, un portail garni de crânes, attitude conservée dans de nombreux ossuaires de cimetières bretons, comme on le voyait à Entremont ou à Rocquepertuse au second siècle av. J.C. Barry Cunliffe : L’univers des Celtes, Interlivres, 1996 ; p. 82/87

     Les cervidés et les sangliers étaient, dans les folklores européens, en relation avec l’au-delà, ce qui explique leur représentation courante dans la statuaire celtique.

     Les clochettes du char de Merida (conservé au Musée des Antiquités Nationales, annexe 7) annoncent la mort prochaine du sanglier chassé. Or, au Moyen Age, les clochettes annonçaient toujours l’armée des morts.j

     Et c’est entre les bois d’un cerf qu’il s’apprêtait à tuer que Saint Hubert vit le crucifix… Ces anecdotes sont innombrables et semblent rejeter la thèse selon laquelle l’empire romain avait réussi à acculturer les peuples celtes qui résidaient en Gaule, argument qui justifia l’arrêt de la période de la Tène à la défaite de Vercingétorix à Alésia en 52 avant J. C.k

     Curieusement, les peuplades germaniques qui s’installèrent sur le territoire de la Gaule semblent avoir conservé les aspects principaux du style celtique, mis à part le caractère spirituel unitaire que leur société ne semblait pas connaître. En effet, les Francs, les Burgondes, les Wisigoths ou les Alamans n’avaient pas de groupe religieux qui auraient pu leur conférer cet aspect fédérateur. C’est que ces tribus germaniques avaient toujours été divisées entre elles et n’avaient pas encore effectué leur sédentarisation. Au V°s, tous ces peuples étaient des semi-nomades et leur organisation interne reposait bien plus sur l’autorité des roitelets qui cumulaient les responsabilités militaires et religieuses que sur celles de personnages à l’égal des druides.l

     Le fait que ces peuples changeaient régulièrement d’habitat ne favorisa pas, dans leurs déplacements, la création d’une statuaire propre à leurs concepts culturels. Ils n’eurent donc pas de sculpteurs connaissant les techniques qui prévalaient chez les Gallo-romains à la fin de l’empire. C’est pourquoi leurs quelques pierres tombales apparaissent grossières et infantiles, comme celle de Niederdollendorf (VII°s).

j Adam de la Halle : Le jeu de la Feuillée.

k La Tène est le nom d’un petit village situé au débouché oriental du lac de Neufchâtel, en Suisse, où ont été découverts en 1876, par l’assèchement d’une partie du lac, une station militaire et un champ de bataille.

l Michel Rouche : Clovis, Fayard, 1996 ; p. 40/43

     On doit aussi envisager que les Germains ne partageaient pas les mêmes critères de beauté que ceux en vogue dans l’empire gréco-latin ou chez les Celtes de la Tène, bien qu’ils soient bien proches de ces derniers par de nombreux aspects, c’est à dire leur caractère profondément rural de chasseurs et d’agriculteurs, leur divinisation des forces de la nature, leur culte du chef.

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