Une christianisation progressive :

ncore bien loin des méthodes expéditives d’évangélisation entreprises par Charlemagne en Saxe, l’Eglise, dans les pays celtes comme ailleurs, partait de la conscience populaire et de son expérience pour y introduire le message du Sauveur destiné à l’humanité. Les membres du clergé et surtout les moines acceptant cet héritage touchèrent toutes les couches de la société. Disséminées dans les villages, au creux des forêts, aux croisements des routes, le long des fleuves, les populations gauloises comme les colonies de Germains adoraient les lieux géniteurs de la nature : sources, puits, enclos rituels ou arbres de vie. Déjà, les civilisations pré-celtiques avaient divinisé ces lieux et avaient élevé en leur honneur les monuments mégalithiques qui parsemèrent alors l’Europe. Bâtissant à leur tour des églises sur les anciens temples urbains ou sur les lieux de cultes en campagne, souvent désertés, rappelons le, le christianisme se plaçait en continuateur de la dévotion populaire.j

     C’est ainsi qu’après avoir repris la fête du solstice d’Hiver pour la naissance du Christ, après avoir gravé ou fixé des croix sur certaines pierres levées, après avoir peu à peu donné un aspect eschatologique aux légendes répandues, telle celle de la ville d’Ys, l’Eglise a contribué à nous laisser le souvenir des cultures et des cultes qui l’ont précédé.k

.     Témoin de ce riche mélange entre paganisme et foi chrétienne, l’orfèvrerie mérovingienne nous a livré les exemples de la fibule ajourée de Limons (annexe22) qui arbore le visage du Christ au centre d’un chrisme dans lequel figurent l’? et l’O et une multitude d’ornements animaliers et végétaux fortement stylisés.

j Y a-t-il eu acculturation quand on sait que les saints étaient invoqués dans les pratiques divinatoires, que l’eucharistie était donnée aux morts comme substitut de l’obole à Caron ?

Stéphane Lebecq : Les origines franques, op. cit. ; p. 100. Mais ceci n’empêcha pas l’Eglise de détruire les lieux du paganisme et ses cultes inhérents lorsque ceux-ci allaient à l’encontre de ses principes ou qu’ils étaient trop enracinés. Les cultes immoraux furent les premiers visés, comme, plus tard l’Irminsul des Saxons (l’arbre sacré).

k Ces braves moines ne se sont pas contentés de transcrire des sagas aux rebondissements interminables, ils ont aussi recopié des ouvrages de sciences naturelles, d’astronomie, de géographie ainsi que des auteurs classiques. Rien, sans eux, ne nous serait parvenu de notre passé.

     La croix en or de Lauchheim Wasserfurche (annexe 21) présente vraisemblablement, en plus d’entrelacs très resserrés, deux visages de Christ à l’allure tout à fait germanique (nez robuste, grands yeux expressifs et moustache fleurie). En Gaule, ce sont les bijoux burgondes qui ont le plus repris les grands thèmes de l’art monumental chrétien dans un environnement de type païen.j Toutes ces scènes contribuèrent, parce qu’elles voyageaient avec leur propriétaire, à faire connaître au plus grand nombre les points centraux de la Bible, comme un catéchisme ambulant : Daniel et les lions (Plaque-boucle de Lausanne), les rois mages (fibule de Trèves) le tombeau du Christ (plaque en ivoire de saint Césaire d’Arles), la fontaine de vie où venaient s’abreuver des oiseaux…Le contraire existait également et de nombreux griffons vinrent illustrer les décors des objets destinés aux clercs comme sur le peigne de saint Loup de Trèves où deux lions entourent un arbre de vie, comme la stèle funéraire de Gondorf qui possède un décor d’aspect tellement païen qu’on pourrait se demander si l’individu qu’elle signale était bien chrétien.k Enfin, les images communes aux deux, celle du Saint cavalier (comme celui visible sur la plaque de calcaire de Hornhausen et sur le disque de Cividale), du personnage nimbé…

     Récupérant toutes les techniques du travail du métal, l’Eglise est également devenu un énorme client dépassant de beaucoup les moyens des aristocrates gallo-romains ou francs des siècles précédents. En effet, dès le VII°s, la multiplication des églises, des chapelles et des monastères, le développement du culte des reliques, impliquait une demande accrue en croix, calices, plats liturgiques, crosses, clochettes, reliquaires…

j Piotr Skubiszewski : L’art du Haut Moyen Age, op. cit., p.127/128.

k Sur la croix découverte à Audun le Tiche est gravée une rosace, même si ce signe veut tout et ne rien dire à la fois, on ressent toutefois bien le visage de la christianisation dans la multiplication de ces amalgames.

     Tant de ces trésors ont disparus à cause de leur richessej qu’on ne devine guère leur apparence autrement que par intuition. Qu’ils soient faits de cloisonnés comme la crosse de Saint Germain (annexe 21) ou qu’ils soient estampés, filigranés, damasquinés, chacun de ces objets religieux a dû contribuer à un formidable essor culturel et artistique dont on a peu conscience à l’heure actuelle. Certes moins visibles que le Parthénon, nombre de ces objets recèlent un trésor de subtile finesse et de patience…

     Peut on imaginer à la vue du calice de Tassilon ou de la reliure d’évangile de Lindau (tous deux annexes 23 et 24), ce qu’auraient été pour nous des pièces équivalentes si elles avaient traversé les âges sans encombres ?

     Le calice offert par le duc de Bavière Tassilon à l’abbaye de Kremsmünster a, sans aucun doute, été conçu par un artiste venu des îles ou formé par quelqu’un qui en venait. La qualité particulière ce cet objet provient de l’équilibre des volumes et de la finesse que les figures entrelacées procurent à l’ensemble.k Cet artiste qui a réalisé sa commande à Salzbourg a vécu dans un milieu indubitablement celtique car, à cette époque, une forte communauté irlandaise entourait l’évêque Virgile, nommé en 755. Travaillant avec les techniques et les motifs de l’orfèvrerie insulaire, il a marié ces formes avec les canons iconographiques de l’Italie et de Byzance (La figure du Christ en gloire, La Vierge et l’enfant entourée des Saints). Le geste de la main que fait le Christ en signe de bénédiction est courant sur les mosaïques byzantines.l Ces canons étaient repris par les enlumineurs irlandais dans leurs manuscrits au même siècle. N’oublions pas que les liens étaient très fréquents entre ces diverses parties de l’Europe et que, même s’ils ne connaissaient l’art italien ou byzantin qu’à travers les copies réalisées dans des régions plus proches, les artistes irlandais surent habilement interpréter ces influences en gardant leurs racines.

j …victimes des pillages normands et de l’impiété révolutionnaire, à l’image du calice et de la croix de St Eloi, plus que des spoliations de Charles Martel. J. Porcher signale également la fonte des revêtements d’autel, sous l’Ancien Régime, afin de " reconstruire les églises dont ils avaient été le principal ornement ". (cf L’empire Carolingien, Gallimard, Paris, 1968.)

k Piotr Skubiszewski : L’art du Haut Moyen Age, op. cit., p. 131.

l Cette image du Christ s’approche du type de présentation en " Christ Psychosostis " ou Christ rédempteur.

     L’autel portatif d’Adelhausen conservé à l’Augustinermuseum de Fribourg en Brisgau présente, dans un décor cloisonné et niellé, deux croix entourées de symboles trilobés entrelacés disposés en quinconce et de frises de croix disposées en cadre ; ces motifs révèlent la dimension cosmique du Salut, la Croix est la voie qui mène à la vie éternelle.j

     Le VIII°s qui vit la transition entre les dynasties mérovingiennes et carolingiennes reflète la migration des thèmes religieux de l’Orient vers l’Occident. Les artistes chassés de Constantinople durant la période iconoclaste (de 730 à 843) se sont réfugiés en Occident et principalement au sein de la dynastie carolingienne. Malgré la réunion du VII° concile œcuménique sous l’égide de " l’impératrice " k Irène en 784, il faudra attendre celui de Théodora en 843 pour voir à nouveau les images illustrer la grandeur de l’art Byzantin. Cette crise a profité à l’Occident et a contribué à lui donner une nouvelle maturité en l’élevant au niveau de pôle culturel et héritier momentané de l’antique empire romain. Ce qui est défini comme la renaissance carolingienne est un passage des mœurs germaniques fondés sur la coutume aux conceptions plus élevées de droit et d’Etat. Les lois barbares pré-mérovingiennes étaient la preuve de ce cheminement et de l’abandon progressif de certains modes de vie. Dès le VIII°s, les sépultures à mobilier commencèrent à se faire plus rares, à la fin du siècle, elles disparurent totalement. La pénétration des idées chrétiennes dans les mentalités des gens du Haut Moyen Age avait abouti à l’ensevelissement des corps dans leur plus simple tenue, l’idée, peu à peu, s’étant faite que les âmes survivaient dans l’autre monde sans avoir besoin de ce qui donnait, sur terre, de la valeur au corps.

     Il faut ajouter que les multiples pillages de tombes, que les familles des défunts avaient malheureusement eu à constater, étaient devenus de plus en plus nombreux. Ces violations avaient lieu, le plus souvent directement après l’inhumation et étaient l’œuvre de simples pillards.

j Piotr Skubiszewski : L’art du Haut Moyen Age, op. cit., p. 131.

k A Byzance, on dit normalement " empereur ", même pour une femme.

     On comprend, dès lors, la volonté des proches des rois barbares de camoufler les lieux où ces derniers étaient enterrés. Les écrits de Jordanès signalent ainsi le détournement du fleuve Busento, en Calabre qui recouvra ensuite la tombe d’Alaric, roi des Goths, j et le massacre des ouvriers employés aux funérailles d’Attila, roi des Huns.k La tombe du père de Clovis ne fut, pour sa part, découverte que mille deux cents ans plus tard.

     Une raison économique a pu également pousser les autorités ou des acteurs indépendants à récupérer ces sources de matière première. L’exemple d’un tel pillage organisé est fourni par les habitants de Ravenne qui, menacés par les Lombards, ont systématiquement ouvert les sépultures de la ville afin d’en soutirer les moyens financiers aptes à contribuer à leur défense car " il serait crime de ne pas donner pour la survie des vivants ce dont les morts n’ont plus besoin… ".l

     L’orfèvrerie qui faisait de la parure un phare de l’art mérovingien s’est recentrée sur les objets liturgiques. Bien sûr, les plaque-boucles et les fibules n’ont pas disparu mais elles étaient moins travaillées et devinrent finalement moins en vogue. Les pillages et les destructions drainées dans le sillage des Normands ont contribué à un effacement d’une partie de l’héritage de l’orfèvrerie religieuse carolingienne. Disparition aussi importante que celui de l’aristocratie mérovingienne.

     Les centres de culture qu’étaient les ateliers des monastères ont dû énormément souffrir de ces incursions de guerriers plus meurtrières que les précédentes, d’autant plus qu’ils constituaient les cibles privilégiées des raids. Ces nouveaux barbares furent ils surpris de voir dans des objets décorés d’entrelacs, des modèles iconographiques équivalents aux leurs, quoi qu’étant plus riches ? Il semble, en tout cas que s’ils emportaient chez eux ces calices, ces reliquaires et ces croix, la beauté de ces objets pesait peu en fonction de ce qu’ils représentaient en valeur marchande.

j Jordanes : De Getarum sive Gothorum origine ac rebus gestis, MGH, XXX, t. V, p. 99.

k Jordanes : De Getarum sive Gothorum origine ac rebus gestis, MGH, XLIX, t. V, p. 124.

l E. Servat in l’Archéologue n° 29, avr.-mai 1997 ; p. 33. Citation de Cassiodore, de plus, au VIII°s, les sépultures se trouvèrent reléguées extra muros rendant ainsi le vol plus facile, cela favorisa l’abandon de ces pratiques funéraires.

     Grâce à cet or et cet argent, les Vikings achèteraient du sel ou produiraient leurs bijoux en nombre accru…On pense que si les Scandinaves ne furent point touchés par la valeur religieuse de cette orfèvrerie, c’est qu’ils avaient une religion différente habituée à l’indifférence en ce qui concernait les autres dieux et qu’ils ne découvraient pas le christianisme. Il côtoyaient en effet des chrétiens depuis longtemps dans leurs régions méridionales. Par ailleurs, les contacts qu’ils avaient établis avec des peuples plus éloignés que leurs voisins immédiats Saxons et Angles, avaient sûrement impliqué une connaissance des civilisations européennes et méditerranéennes et une assurance qui les rendait peu craintifs de l’inconnu dont ils avaient repoussé les frontières.j

     Cela explique le parcours de leurs aventuriers en Amérique du Nord ou en Sicile un siècle plus tard. k

     On comprend aussi que trop isolés d’un monde christianisé, ceux-ci aient fini par se soumettre au monothéisme. L’Eglise appliquant les mesures qui avaient fait son succès auprès des populations celtiques et germaniques, utilisa la figuration humaine et leur symbolisme proche du premier christianisme. Elle utilisa aussi les runes et repris les stèles pour diffuser la Bonne Nouvelle.

     Les centres d’étude carolingiens organisés selon une répartition par spécialisation des bâtiments possédaient, en plus des granges, écuries et autres dortoirs ou réfectoires, des ateliers d’orfèvrerie et d’enluminure. Dans le cadre de la formation des élites de l’empire, Charlemagne soutenait la créations de ces écoles dans les villes ecclésiales. Les Irlandais formant, comme on l’a vu, une colonie importante, se regroupaient autour des villes de Liège, Fulda, Cambrai, Soissons, Metz, Laon, Saint Denis, St Gall (voir plan annexe 25), Reichenau, Salzbourg…

j Davidson : Gods and myths of Northern Europe, Penguin, 1964 ; p. 82. On sait maintenant que le port du marteau de Thor autour cou est issu d’une réaction à celui du crucifix.

k Il faut savoir que les hordes qui secouèrent l’Occident étaient, pour la plupart, les laissés pour compte de l’aristocratie nordique que la démographie grandissante et le système de clan ne pouvait plus intégrer sous peine de briser la communauté. D’où ce caractère pionnier et "jusqu’au boutiste " de ces chefs de troupes pour une simple raison de survie.

     La reliure d’évangile de Lindau, conservée à la Morgan Library de New York (annexe 24) est typique de cet art animalier entrelacé que l’on peut lier, à coup sûr, à la présence d’Irlandais. Cette reliure se rapproche, dans ses thèmes et techniques, au calice de Tassilon. Elle provient du couvent des dames nobles de Lindau et fut probablement exécutée vers 800. Elle contenait un manuscrit issu de Saint Gall. La croix aux extrémités évidées est entourée d’une étroite bordure composée d’animaux en émail cloisonné. Les angles sont remplis par un tapis d’ornement animalier entrelacé semblable à ce qui se fait chez les Saxons et les Irlandais tandis que les images du Christ en émail en creux rappellent les plaque-boucles burgondes.j Les symboles des évangélistes sont communs à toutes les enluminures religieuses, ils sont issus de la vision d’Ezéchiel et de l’Apocalypse et représentés comme tels par les Pères de l’Eglise.k

     L’appartenance de ces thèmes au monde celtique à l’époque carolingienne est d’autant plus vérifiable que lorsque les invasions viking commencèrent à aborder l’Irlande, dès 795, l’arrivée de savants et d’artistes se tarit peu à peu. Avec eux, ce sont les styles ornementaux que l’on a défini précédemment et qui faisaient une partie du charme de l’art occidental, qui s’estompèrent.

     Quant aux ateliers qui produisirent ces divers objets de type " celtico-saxon ", on ne les connaît pas précisément. Toutefois la répartition des boucles et des fibules à travers le Regnum Francorum nous permet de déduire leur présence le long de la frontière actuelle de la France et de la Suisse, partant du Nord, dans les environs de Cambrai, passant par la Lorraine et Metz puis s’enfonçant dans le Jura et les Alpes pour rejoindre Reichenau et Salzbourg.

j J. Hubert, J. Porcher, W.F. Volbach : L’empire carolingien, Gallimard, Paris, 1968 ; p.211

k Ezéchiel : I, 5/11. Apocalypse : IV, 7. L’homme pour Matthieu car son évangile commence par la généalogie du Christ. Le lion pour Marc qui commence le sien par le prophète du désert, Jean le Baptiste. Luc parle de Zacharie, membre de la tribu de Lévi dont le taureau était le symbole. Enfin l’aigle représente Jean qui écrit l’Apocalypse du Haut du Mont Patmos. Ces quatre symboles, attribués par saint Augustin et saint Jérôme, entourent l’agneau de Dieu dans toute l’iconographie chrétienne.

     Ces ateliers, plus ou moins grands, devaient se répartir en fonction des tâches, suivant les techniques de production en série destinée au commun des mortels ou celles demandant la plus grande attention pour la plus fine fleur de la société. Ils multiplièrent les modèles et les pièces qui furent reprises et développées à foison sans toutefois jamais apparaître fouillies, baroques.

 

     L’orfèvrerie du Haut Moyen Age fut très riche, mais les spirales et les entrelacs, simples ou animaliers, ont été, dans l’ensemble des thèmes artistiques, parmi les plus subtils. Durant les trois siècles où le travail du métal fut le support primordial de l’art occidental, les styles celtique et saxon, d’origines diverses mais connus de tous les peuples germaniques, se popularisèrent dans leur société.

     Reprise par l’Eglise catholique à la fin du VIII°s avec une richesse et une ostentation luxueuse au point d’en susciter les invectives de l’historien Richer, l’orfèvrerie carolingienne illustre, en tout point, la conversion d’un monde païen sans qu’on ait l’impression d’une quelconque décadence ou acculturation.

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