e travail de compilation réalisé par George Bain a mis en évidence une stylisation permanente des visages (annexe 27).j En liant les portraits des livres irlandais de Mc Durnan, Lindisfarne et Kells aux motifs de bordure, il se rendit compte que cette stylisation nétait ni luvre dun seul artiste ni due au hasard. Les dessins de lorfèvrerie hérités du monde saxon procurèrent une inspiration sans bornes aux thèmes de lenluminure et ont constitué, pour les générations futures, les plus beaux témoignages du génie irlandais.kLa diversité des illustrations ont amené les érudits à différencier selon le style de leur travaux les artistes ayant participé à lélaboration du Book of Kells dans les thèmes animaliers reptiliens et entrelacés, dans les portraits dévangélistes et les scènes christologiques. Lun sest fait surnommer " lorfèvre ", deux autres " les illustrateurs " enfin " tout un menu fretin damateurs " a eu loccasion de se manifester dans les petites tâches secondaires.l Pourquoi lorfèvre ? Parce que cet artiste a repris lapparence des bijoux " ciselés dans lor et largent, rehaussés démail et de nielle ". La description faite de lanthropomorphisme de la Tène par M. Lantier ( p. 59) semble se retrouver dans ces visages composant lhumanité des saints triomphant des éléments que sont lair (spirales ou oiseaux), la terre (les serpents), leau (entrelacs) et le feu (grilles de clefs) et vestiges des craintes païennes. Vus de face, les évangélistes ressemblent aux figures du chaudron de Gundestrup ou des têtes supportant le poids du Monstre de Tarasque (annexe 7) et leurs traits se retrouvent dans certains visages bretons ; mêmes sourcils soulignant des yeux en amande, même barbe en collier, mêmes cheveux longs " qui retombent en mèches parallèles ".m
Les traits suivent les contours du relief des visages. Les sourcils rejoignent larête du nez jusquà la base et entourent les yeux cernés, un trait curviligne horizontal sous la lèvre inférieure laisse deviner la rondeur du menton... On a limpression davoir sous les yeux la matrice dune pièce dorfèvrerie ; nulle hachure ne vient ombrer le creusé des joues, lenfoncement des yeux ou la longueur du nez, diversités morphologiques que lon ne connaît que par les vues simultanées de face, de trois-quarts ou de profil.j La sobriété de ces portraits na dégal que leur stylisation. Ce type diconographie est chose courante chez les Celtes. Ces hommes représentés ne sont plus vraiment des hommes, ils ne sont pas des dieux non plus. Ils sont une abstraction, un symbole, une idée Rarement décrits dans des positions naturelles,k ils prennent une attitude hiératique qui leur confère un sentiment de puissance et déternité.l Autour deux un décor simule un environnement réduit à son strict minimum, un siège, un rideau derrière lequel se profile discrètement un servant,m un temple qui a la forme dun reliquaire n Nous ne sommes pas dans un tableau de Constable ou de David mais plutôt sur une scène de théâtre dont les acteurs peu riches auraient réduit leur matériel à un bâton en guise de sceptre, à un tabouret pour trône et nattireraient lintérêt du spectateur que par leur simple prestation. Ici, les personnages nont de sens que sils sélèvent au niveau du verbe divin. Cest pourquoi les enlumineurs du Moyen Age, donnaient à leurs uvres, religieuses ou profanes, un caractère sacré et ne se préoccupaient guère de perspectives ou de proportions.o Ces modèles graphiques sont encore originaires dOrient, seule la composition est personnelle aux artistes irlandais. Lensemble est toutefois si prestigieux et si évocateur quil va inspirer lenluminure continentale avec, certes, quelques différences.
Les peintures des manuscrits gallo-francs natteignent jamais le foisonnement abstrait des pages tapis ni la rigidité des personnages peints en Irlande. En fait, lenluminure de type celtique au Haut Moyen Age est un habile composé dun cadre méditerranéen(portiques), antique (représentation des évangélistes en train décrire les textes sacrés) et des motifs entrelacés et des initiales ornées à la mode insulaire. Il apparaît clairement, à lexamen des parchemins, que ces entrelacs en bordure sont réalisés à laide de cartons utilisés par les orfèvres. Placés dans des compartiments rectangulaires, ces modèles sont multipliables à souhait. Il faut en effet savoir que ces figures sont très complexes à réaliser mais très critiquables au regard car un il profane peut parfaitement déceler les moindres défauts. A lépoque mérovingienne, quelques enluminures sont ornées de portiques recouverts de ces nattes entremêlées et le résultat en est peu glorieux.j Nul ne peut simproviser artiste de génie en cette matière car le travail quil requiert est fait de patience et de concentration. Il exige également dêtre initié car ses techniques de réalisation ont des secrets que seuls les vrais ouvriers dart se transmettent. Peut être comprend on lengouement des moines irlandais pour ces motifs abstrait dans le fait que, comme la prière, ils sont un refuge dans lequel on sengouffre quand la cohue du monde nous bouscule. Comme ces modèles étaient courants dans lorfèvrerie mérovingienne, les enlumineurs nhésitèrent pas à les reprendre dans leurs uvres en saidant, comme on la vu, de " patrons " sans doute fournis par les orfèvres eux-mêmes. Depuis la réorganisation et la centralisation des activités littéraires et artistiques entreprise par Charlemagne, les ateliers de copistes jouxtaient les orfèvreries. Les monastères étaient devenus des centres de culture. La prospection archéologique a permis de reconstituer lun dentre eux à Saint Gall.k
Lexistence de matrices modèles est confirmée à la fois par létude des parchemins ainsi que par les innombrables ressemblances entre folios tirés douvrages différents. La matière qui compose le parchemin est rigide et peut donc se graver sans que la feuille soit réellement endommagée. On remarque cette trace sur la surface de la page. Généralement plus fins sur le continent que sur les îles, les feuillets sont faits avec de la peau de mouton, de veau ou de chèvre.j Si la qualité du support laisse parfois à désirer, ce que ne manquaient pas de signaler les copistes dans les marginalia, les scribes lissaient la rugosité à laide dun stylet métallique, comme ils grattaient les fautes ou un colophon quils jugeaient inutile.k La marque dimpression que laissait la matrice ou les lignes directrices incisées dans la peau nous renseignent sur ces techniques utilisées dans les ateliers et décrites par George Bain.l On peut supposer que les centres artistiques travaillaient " à la chaîne " et reproduisaient des modèles semblables pour des clients qui avaient besoin dune illustration particulière pour un début dévangile ou de chapitre. On est frappé par les similitudes des cadres de la crucifixion des évangiles dits de François II (fol. 11r) et du début de la Genèse de la Seconde Bible de Charles le Chauve (fol. 12v) ( annexe 57 & 58).m On doit pourtant remarquer que ces matrices nétaient pas constamment utilisées et pour une simple raison ; Celle-ci consiste en ce que les clients refusaient une illustration trop répandue car la valeur de lobjet en était amoindrie. Comme pour lorfèvrerie de parure, les évêques ou puissants abbés, les princes mêlaient la richesse à loriginalité. On na donc jamais de modèles exactement identiques mais des similitudes.
|