omme en Irlande, la rédaction des livres engageait toute une série de personnes. Au sein dun atelier, le travail consistait surtout en une recopie douvrages antiques innombrables, lenluminure était luvre de spécialistes employés à la commande. Les scribes pouvaient sûrement réaliser quelques lettrages originaux mais navaient certainement pas loccasion dexercer leur talent au même titre que ceux employés à cet effet.j Des différents styles décriture que révèle létude des manuscrits, on conclut à la diversité des copistes. Ils passaient leurs journées à recopier, dans un silence pesant, des ouvrages hérités de la civilisation gréco-latine : dhistoire, de géographie et de philosophie et à rédiger leur propre production, Bibles ou psautiers La correspondance entre les abbés des grands monastères révèle léchange permanent de livres dont le but était daugmenter le répertoire de la bibliothèque abbatiale par leur duplication.k La plupart des copistes nous sont inconnus, on ignore autant leur nombre précis que leur nom et leur origine. Seuls les marginalia nous livrent un témoignage amusant ou émouvant sur leur existence vécue dans le silence et la solitude. Ces suscriptions communes à tous les copistes, irlandais et autres, renforcent lidée selon laquelle ces hommes étaient indifférents à la valeur de ce quils avaient sous les yeux : ces parchemins sur lesquels ils passeraient leur vie et qui pour eux ne semblait quun mal nécessaire. Effaçant les colophons de leurs prédécesseurs, corrigeant ce quils jugeaient erroné ou inutile, les scribes vivaient le passé non pas comme des imitateurs mais comme des acteurs.l Dans une telle conception de lHistoire, les centres dintérêt variaient facilement ; dautant plus que quand le parchemin se faisait rare, les copistes grattaient les textes et en rédigeaient de nouveaux par dessus.m
Laissant la trace de leur présence sur les feuillets, les scribes irlandais, à limage de leurs compatriotes sur les îles, combattaient la loi du silence par un bavardage écrit pour leur voisin, affrontaient la solitude, la souffrance et loubli par une communication en sens unique avec leurs futurs lecteurs. On ne saurait pas ignorer quils devaient souvent être contraints à un travail pour lequel ils avaient peu dégards, le sujet de luvre à retranscrire leur étant peu intéressant. Le manuscrit 26, conservé à Laon et renfermant un fragment de St Augustin et un commentaire des psaumes par Cassiodore, illustre cet état desprit revêche.j En voici quelques exemples : " il fait froid aujourdhui : cest naturel en Hiver " ; " Que Dieu bénisse nos mains aujourdhui " ; " La lumière de la chandelle néclaire pas " ; " Nous ne cachons pas que la prochaine saison, lété, sera la bienvenue " ;k " Le parchemin de ce cahier est lisse " ; " Ce parchemin par contre est velu " ; " Il est temps que nous commencions à faire quelque chose " ; " cest maintenant lheure du déjeuner " l A ces témoignages sajoutent des textes importés dIrlande,m des gloses, ou des écrits de poètes exilés. Le manuscrit 55 de Laon conserve cet épitaphe : " Quest ce que la gloire du riche de ce monde ? Quest ce que la pompe de la foule ? alors que Catasach na pu échapper à la condition de la mort ; car le sage nous a abandonné, le maître prudent et pieux, le jeune homme chaste, réservé et aimable " et ces vers de Jean Scot résument le grand embarras de ses compatriotes : " Bacchus est absent de nos gorges, leau morbide remplit nos ventres." n Les peaux de veau, de chèvre ou de mouton qui constituaient les parchemins étaient, comme sen plaignaient les scribes, parfois de mauvaise qualité, ce qui rendait lécriture difficile
Si lon ajoutait au mauvais matériau, la faim, le froid, la solitude ou le silence, ces scribes, à qui nous devons de connaître notre Histoire ancienne, devaient endurer un vrai calvaire durant ces longues heures mais lorsque leur travail était fini, la souffrance laissait alors la place au plaisir. Ils avaient en effet la chance et le privilège daccéder à un savoir qui remontait souvent à laube des civilisations.j La duplication douvrages aussi divers que les " annales " de Tacite, les uvres de Platon ou les traités dAgricola, nétait pas forcément réalisée par une seule et même personne, cela dépendait beaucoup de la productivité de latelier, du nombre de copistes k Dans les grands monastères, un responsable du scriptorium faisait respecter le silence et supervisait le travail de ses élèves. Ces derniers achevaient un manuscrit plus ou moins rapidement selon leur niveau dalphabétisation. De nombreuses fautes ne laissent pas ignorer que certains recopiaient sans comprendre ou savaient à peine écrire. On imagine, dans latmosphère qui devait régner dans cet endroit, que la monotonie qui en découlait était combattue par la rêverie ou dinfantiles concours de vitesse.l Plongées dans un bain de chaux durant quelques jours, les peaux étaient ensuite tendues et raclées sur les deux faces et parfois teintes de couleur pourpre pour les ouvrages de luxe.m Le parchemin était réglé à la pointe. Quatre feuilles étaient réglées en même temps pour former les huit folios dun " quaternion ".n
Les portraits des évangélistes représentaient de manière irréfutable les abbés des monastères dans la position tenue par les scribes durant leur travail. Assis sur un banc ou sur un tabouret élevé, les pieds sur lescabeau du pupitre, ils recopiaient louvrage posé à proximité ou lu à haute voix par un lecteur.j Comme le pupitre était incliné pour que lencre emmagasinée dans la plume puisse descendre lentement dans la pointe, les copistes devaient écrire la main levée tandis que le canif qui leur servait à tailler la plume, à gratter les taches et les fautes, maintenait la feuille sur le support. La plume était un calame (un roseau) ou une plume doie. Lencre, contenue dans une corne était faite de noir de fumée, de gomme et deau de pluie. Sa composition variait suivant les régions et les époques tout comme les couleurs des enlumineurs.k Avant de commencer leur travail, ils essayaient leur plume doie en griffonnant dans la marge quelques lettres ou quelques petites phrases anodines, des débuts de psaumes Après les scribes venait le peintre. Celui-ci exerçait son art dans des pages réservées à cet effet. Il peignait les initiales, les cadres et sil en était capable, représentait des personnages. Le matériel quil utilisait était composé de mines de graphite qui laidaient à tracer des esquisses, de pinceaux à poils de martre et de couleurs diverses qui, peu à peu devenaient plus précieuses. Le jaune était un orpiment dérivé darsenic, le vert était tiré de la malachite, la pourpre dun coquillage buccinoïde, quant au bleu il semble quil était extrait dun minerai que lon appelle le lapis lazuli et qui venait dOrient. La particularité de ces couleurs résidait dans le fait quelles ne sécaillaient pas comme les manuscrits byzantins. On ignore actuellement ces secrets de fabrication.l Selon lécole dont le décorateur était issu, ses illustrations présentaient un style particulier. On pouvait voir également la coexistence de deux artistes au sein dune même reliure. Cest ainsi quon remarque souvent, en effet, des styles radicalement différents dans un même manuscrit ou des ressemblances troublantes entre des folios issus de livres différents
On avait expliqué précédemment que les peintures, dune part, étaient réalisées et reliées après que le livre eut été fini et quelles pouvaient sortir, dautre part, dateliers concurrents. En Irlande, le cas était doublement visible : dans le Book of Kells, outre le fait que le style dun " orfèvre " coexistait avec celui dun " illustrateur ", la taille du folio de St Jean était résolument plus grande que celle des autres, à tel point que le relieur du XIX°s avait honteusement découpé le parchemin sur ses tranches saccageant ainsi les motifs qui sy trouvaient.j LEurope présente des cas de figure semblables : Loup de Ferrières recommandait un peintre particulier à ses correspondant, le gré des modes ou linfluence dune colonie dIrlandais dans une région pouvait entraîner la perpétuation du style insulaire et des illustrations semblables voir complémentaires ornaient des ouvrages différents.k Outre les ressemblances entre les cadres des folios 11r de la Seconde Bible de Charles le Chauve et 12v des Evangiles de François II ( annexe 57 & 58) dues à des modèles similaires, la présentation générale des portiques de St Marc des Evangiles de François II (annexe 61) et des Evangiles de Cologne (annexe 62) dépasse cette simple appartenance à un atelier, une école ou un style. Ce sont des feuillets tirés dun ouvrage et répartis entre dautres. Pour quelle raison ? on lignore autant que pour le livre de Kells mais on pourrait envisager quelques réponses. Les peintures étaient en général réalisées quand louvrage approchait à son terme ou était terminé mais quand celui-ci était abandonné, il était hors de question de se débarrasser des enluminures quil renfermait ou renfermerait. Celles-ci pouvaient donc être distribuées à différents clients en fonction de leurs besoins.
Les destructions quont entraîné les invasions sarrasines ou normandes nous ont privé de nombreux manuscrits. Victimes des incendies ou de la richesse de leur reliure, ceux ci étaient récupérés en morceaux quand ils échappaient par miracle à la destruction.j Les témoignages écrits nous renseignent sur les auteurs des enluminures ou sur ceux qui les commandaient. Plus rarement, les colophons les indiquaient quand ils navaient toutefois pas été tronqués ou effacés pour on ne sait quelle raison. Pour la période mérovingienne, on connaît le dénommé David dans le Sacramentaire de Gellone et pourrait très bien être lartiste responsable de la décoration du manuscrit. Au début du IX°s, le nom de Gedeon est inséré dans les tables des canons dune Bible de Tours. Trois moines sont nommés dans un poème dédicatoire de la Bible de Vivien et signalés comme responsables des enluminures sous un dessin dédicacé placé à la fin du livre, il sagit dAmandus, de Haregarius et de Sigvaldus.k On connaît les frères Tuotilo, Notker, Medicinus et Chunibert à St Gall bien que leur travail ne soit pas clairement identifiable. Un groupe de moines est enregistré à Fulda et dans bien dautres ateliers A Reims, un prêtre nommé Lantberthus écrit et enlumina, entre 798 et 800, un sacramentaire pour Gaudelgaudus, moine de St Rémi qui contenait cinq portraits de St Grégoire, de Rémi et du donateur ainsi quun autoportrait de Lantberthus lui-même.l Toutefois ces quelques noms ne parviennent pas à estomper le voile qui recouvre tous leurs compagnons. Le Moyen Age est une époque danonymat et dhumilité.
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